Olivier Donnat répond à Bambou

A l’occasion de la parution de la 5ème enquête du DEPS sur « Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique »* (La Découverte, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009), et après Le Monde, Télérama, France Culture et Livre Hebdo, Olivier Donnat** a très aimablement accepté de répondre aux questions de Bambou.

Bambou : Au sujet de la lecture, vous constatez que « chaque nouvelle génération arrive à l’âge adulte avec un niveau d’engagement dans la lecture inférieur à la précédente » et, dans un même temps, vous observez une augmentation de la lecture dite « de consultation ». Ces nouveaux « actes de lecture », dont les cognitivistes et les neurobiologistes soulignent l’importance et la complexité de la transformation (de la désorientation cognitive à la construction de son propre chemin de lecture…), ne rendent-ils pas, en la matière, l’examen socio-statistique difficile, voire inopérant ?

Olivier Donnat : Il n’a jamais été facile de rendre compte des évolutions en matière de lecture dans la mesure où il s’agit certainement de la plus polymorphe des pratiques culturelles : diversité des contenus, des supports, des manières de lire…La multiplication des actes de lecture sur écran au cours de la dernière décennie n’a fait qu’accentuer les difficultés du sociologue qui s’efforce de quantifier la réalité de la lecture : comment les personnes interrogées  comprennent-elles l’expression « lire un livre » ? Comment procèdent-elles exactement pour évaluer le nombre de livres qu’elles ont lues au cours des 12 derniers mois ? Ces interrogations obligent à la plus grande prudence au moment d’interpréter les chiffres recueillis en situation d’enquête et notamment à ne pas oublier que la lecture de livres ne représente qu’une petite partie des actes de lecture (ceci est encore plus vrai pour la lecture de littérature…). Ainsi, si les résultats d’enquête montrent que la proportion de lecteurs de quotidiens (payants) ou la quantité de livres lus baissent, on ne peut pas déduire avec certitude que les Français lisent moins, compte tenu de l’arrivée, au cours de la même période, de la presse gratuite et surtout de la multiplication des actes de lecture sur écran.

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Bambou :On observe de plus en plus que l’activité culturelle, à l’ère numérique, se pratique aussi bien à distance (offres numériques de la médiathèque, visites virtuelles du musée, conférences podcastées, concert en streaming…) qu’en « présentiel ». Comment les enquêtes du DEPS peuvent-elles, ou pourront-elles, identifier et mesurer une telle hybridation de l’offre et des usages ?

Olivier Donnat : La dernière enquête sur les pratiques culturelles accorde une large place aux usages numériques : elle comporte un important volet sur les différentes utilisations qui peuvent être faites de l’ordinateur et de l’internet pendant son temps libre, mais il faut bien reconnaître qu’il est difficile d’avoir une représentation globale des usages actuels du numérique. Les travaux monographiques sur certains sites comme Wikipedia ou certains types d’usages se développent sans qu’il soit toutefois possible d’appréhender l’infinie diversité des usages et surtout la manière dont ils s’articulent avec les pratiques culturelles traditionnelles. Le recul nous fait aujourd’hui défaut pour apprécier la portée réelle des mutations que nous sommes en train de vivre et, dans une certaine mesure, d’inventer : n’oublions pas que Facebook ou Google n’existent que depuis quelques années !

Par ailleurs, il faut bien reconnaître que l’arrivée du numérique constitue un réel problème pour tous ceux qui mènent des enquêtes quantitatives, du type de Pratiques culturelles. En effet, le caractère multimédia de la culture numérique où textes, images et musiques sont souvent imbriqués, et plus encore la nature même d’internet, « média à tout faire » permettant de s’informer sur l’actualité culturelle, d’écouter de la musique, de visiter une exposition en ligne, de lire la presse, de regarder des programmes télévisés ou d’écouter des émissions de radio mais aussi de diffuser et de partager ses propres productions, mettent à mal l’organisation générale de l’enquête qui reposait sur un découpage par média ou par type de support.

Il y a peu de temps encore, la plupart des activités relevant du champ de l’enquête étaient étroitement associées à un média ou à un support physique : lire renvoyait aux livres ou à la presse imprimée, écouter de la musique aux disques et cassettes, regarder un programme télévisé au petit écran, voir un tableau aux musées, jouer de la musique à un instrument, etc… Dès lors, il suffisait d’aborder tour à tour les différents médias, supports et lieux culturels pour faire le tour de l’ensemble des modes d’accès à l’art et la culture. Or, un tel découpage domaine par domaine est devenu en partie caduc du fait de la dématérialisation des contenus et de la généralisation des appareils nomades (micro, téléphones, lecteur MP3, ..). En un mot, rares sont désormais les pratiques culturelles qui se laissent facilement réduire à l’équation simple de naguère : une activité = un contenu ou un programme + un support ou un média + un lieu et un moment.

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Bambou : La distinction entre une « culture classique » et une « culture moderne », qui s’est substituée à l’opposition « culture cultivée / culture de masse », est-elle encore pertinente ? Peut-on pour autant affirmer que ce sont désormais, à l’ère numérique, les seuls itinéraires culturels individuels qui structurent, déstructurent ou restructurent le rapport à l’art et à la culture ?

Olivier Donnat : L’opposition culture cultivée/culture de masse n’a pas perdu toute pertinence, loin s’en faut. Les résultats d’enquête viennent à bien des égards confirmer les analyses de Bourdieu et notamment le constat établi dès les années 60 d’une forte corrélation entre le niveau de diplôme et le niveau d’engagement dans la culture : la fréquentation des équipements culturels, notamment, continue à faire apparaître d’importants écarts selon le niveau de diplôme ou de revenu des personnes ou leur lieu d’habitation. Mais en même temps, nombreux sont les autres facteurs dont l’influence peut être déterminante en matière de pratiques culturelles : position dans le cycle de vie et situation familiale, appartenance de genre, influence du conjoint ou du réseau de sociabilité et surtout appartenance générationnelle

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Bambou : Au regard, notamment, de la dominante affinitaire des pratiques du web (avec l’essor, entre autres, des forums web et des sites communautaires), existe t-il encore une correspondance stricte entre la position sociale des individus et leurs rapports à la culture ?

Olivier Donnat : Incontestablement, les progrès considérables de la scolarisation et de la mobilité, la montée en puissance des industries culturelles et des médias depuis les années 80 et, plus récemment, l’arrivée du numérique ont profondément modifié les conditions d’accès à l’art et à la culture et brouillé les rapports d’homologie décrits par la sociologie de la légitimité culturelle. Mais la logique du cumul reste souvent dominante dans le domaine culturel : la culture a tendance à aller à la culture, comme l’argent va à l’argent, si bien que les milieux favorisés ont été les premiers à profiter de la diversification de l’offre culturelle et des nouveaux moyens d’accès à la culture ; ils ont largement intégré les écrans dans leur univers culturel sans modifier radicalement leurs habitudes, notamment en matière de fréquentation des lieux de spectacle ou d’exposition.

De même que les amateurs d’Arte ou des émissions culturelles à la radio ou à la télévision sont souvent des habitués des théâtres et des musées, les internautes amateurs de sites culturels fréquentent plus les équipements que la moyenne. De ce fait, le développement de la « culture à domicile » a jusqu’à présent surtout permis aux personnes ayant un intérêt pour l’art et la culture de diversifier leur univers culturel en cumulant les modes d’accès.

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Bambou : Au fond, les pratiques culturelles aujourd’hui n’obligent-elles pas les acteurs culturels institutionnels à accepter (fut-ce au prix d’un certain désenchantement) le principe de réalité : réalité d’un public au pluriel (plutôt qu’au singulier), aux comportements « zappeur » (plutôt que permanent), polymorphes (plutôt qu’homogène), multi-personnel (plutôt que « cohérent »), en somme un public réel (plutôt qu’idéal) ?

Olivier Donnat : Je crois en effet que la révolution numérique oblige à repenser la question de la démocratisation et à réviser un certain nombre de représentations à travers lesquelles les médiateurs culturels pensaient la question du public. En effet, le numérique et les moyens de communication d’aujourd’hui (et plus encore de demain) offrent aux établissements la possibilité d’enrichir considérablement leur offre en proposant une palette diversifiée de services «à distance», et donc de toucher de nouveaux publics au delà des cercles de leurs habitués, tout en engageant avec eux un dialogue permanent et interactif. Cette nouvelle donne contribue par conséquent à décentrer la question des publics en l’étendant à celle de l’ensemble des usagers, qu’ils viennent en personne ou non dans l’établissement, obligeant à considérer les équipements culturels d’un regard neuf : les bibliothèques, les musées mais aussi les lieux de spectacle vivant, s’ils restent bien entendu les lieux privilégiés de la confrontation directe aux œuvres et aux artistes, sont aussi de plus en plus appelés à devenir des centres de ressources et des prestataires de services à distance, surtout bien entendu quand ils disposent de richesses susceptibles d’être numérisées.


* Voir, en ligne,  les éléments de synthèse, les résultats chiffrés, le questionnaire et la méthodologie de l’enquête.

**Olivier Donnat est sociologue au Département des Études, de la Prospective et des Statistiques (DEPS) du ministère de la Culture et de la Communication. En plus d’avoir dirigé les précédentes enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, il est notamment l’auteur de : Les Français face à la culture. De l’exclusion à l’éclectisme (La Découverte, 1994), de Les amateurs : Enquête sur les activités artistiques des Français (La Documentation française, 1998) et de Regards croisés sur les pratiques culturelles (La Documentation française, 2003).

8 Réponses

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  8. En lisant l’article, je vois que je ne rentre pas dans les clous! En région Parisienne, l’accès a la culture institutionnelle est essentiellement lié a l’appartenancre géographique, donc au niveau social, pas culturel…. En tant que chercheur pauvre, j’appartiens socialement au prolétariat tout en ayant des habitudes culturelles (je lis Thucydides merde!) que beaucoup de privilégiés Parisiens n’ont pas. Et je ne vais plus au musée à part en vacances, 50 E en tout (incluant le transport avec mon fils), je n’ai pas les moyens…

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